CHAPITRE II
Koba le révolté

À la fin du mois de mai 1894, la direction de l’école de Gori adresse au grand séminaire de Tiflis une courte liste d’élèves aptes à poursuivre leurs études. Joseph Djougachvili y figure en tête. Reste à passer l’examen d’entrée. Fin août 1894, il en subit les épreuves avec succès, et le 2 septembre il entre au grand séminaire. Que ressent-il en pénétrant dans ce grand bâtiment gris et malodorant de quatre étages où s’entassent près de huit cents étudiants dans des dortoirs mal aérés de vingt à trente lits et des salles de classe aux fenêtres closes ? Il ne l’a jamais dit.

Non loin du séminaire se dresse le bâtiment du lycée, dont les élèves ne se mélangent pas aux séminaristes. Aussi Joseph ne pourra-t-il rencontrer le jeune Léon Rosenfeld, le futur Kamenev, inscrit au lycée en 1896 par ses parents qui viennent de s’installer dans la capitale.

Il doit d’abord, comme les 163 autres élèves admis dans l’établissement, signer l’engagement imposé par le saint-synode, par décret du 31 janvier 1894, d’« exécuter sans conditions toutes les exigences de la direction du Séminaire ainsi que du règlement édicté pour les élèves du Séminaire et de se soumettre aux dispositions communes établies pour le Séminaire sous peine […] d’être immédiatement exclu du Séminaire[42] ». Les 164 élèves signent. Un seul nom est suivi de la mention : « Demande que soit communiqué le texte du règlement », celui de Joseph Djougachvili. Il veut connaître les obligations auxquelles il doit se plier. Le premier acte de sa vie de séminariste, attaché au passage de son enfance à demi campagnarde à son avenir d’adulte, est un engagement de soumission inconditionnelle. Ainsi, pour la deuxième fois, le changement lui apparaît directement lié à la contrainte.

Son premier souci est d’ordre matériel : il sollicite une bourse dans une « très humble » requête au recteur, l’archimandrite Sérafime. Rappelant qu’au séminaire de Gori il a toujours bénéficié d’une bourse et qu’il en est sorti premier, il ajoute : « N’ayant pas les moyens matériels de poursuivre mes études, j’ai eu néanmoins, avec l’autorisation de Votre Éminence, l’audace de me présenter à l’examen d’entrée du séminaire de Tiflis, et par bonheur je l’ai passé avec succès […]. Mais, comme mes parents ne peuvent pas subvenir à mes besoins à Tiflis, je demande très humblement à Votre Éminence de bien vouloir m’accepter, ne serait-ce qu’avec une demi-bourse[43]. »

Il l’obtient, comme dix-sept autres élèves de sa classe (soit la moitié). Mais, depuis quatre ans, les études au séminaire, devenues payantes, en vertu d’un décret du 30 octobre 1890, coûtent 40 roubles par an ; la demi-bourse ne couvre que la moitié des frais d’internat (la nourriture, la tenue réglementaire et les fournitures scolaires). Or, l’automne est frais ; c’est pourquoi, dès le 29 septembre, Joseph, dans une nouvelle « très humble requête » au recteur, lui demande des vêtements d’hiver : « Ma mère se trouve dans une situation d’extrême pauvreté. N’ayant pas de biens ni meubles ni immeubles, elle vit du travail de ses mains et assure par là mon entretien, mais souvent elle ne peut en trouver […]. C’est pourquoi je vous demande très humblement, Votre Éminence, de me donner des vêtements d’hiver et d’alléger ainsi la situation misérable de ma mère. J’ai le plein espoir que vous ne manquerez pas de m’exprimer une bonté paternelle et me protégerez du refroidissement et du froid[44] » [sic !]. Il doit les obtenir puisqu’il ne présentera plus cette demande les hivers suivants.

Le rythme de vie, dans ce pénitencier religieux, est pesant : lever à 7 heures, prières, cours, prières, déjeuner, prières encore, sortie quotidienne de 15 à 17 heures, appel nominal, vêpres, thé vespéral, étude, dîner, prières, extinction des feux à 10 heures. Les intoxications alimentaires sont fréquentes. Tous les dimanches et lors des fêtes religieuses, les étudiants, en sabots, suivent debout d’interminables offices sous le regard inquisiteur des moines qui les surveillent. En semaine, ils ont un programme chargé : Écriture sainte, langues anciennes, chant en slavon (langue liturgique), chant en géorgien, histoire biblique, littérature, histoire civile (de l’Empire russe), mathématiques, langue géorgienne, plus une composition en russe et… une note de conduite. La journée est rythmée par le claquement des sabots dans les couloirs à chaque changement d’activité.

Selon Iremachivili, passé de l’école religieuse de Gori au grand séminaire en même temps que Sosso, « l’existence y était triste et monotone. Enfermés jour et nuit entre ces murs de caserne, nous nous sentions dans la peau de détenus condamnés, quoique innocents, à y passer des années entières. Nous étions accablés et repliés sur nous-mêmes[45]. » Moines et surveillants redoutent chez ces jeunes gens, qu’ils traitent comme des bêtes, l’éveil des sentiments nationalistes et l’intérêt pour les nouvelles doctrines socialistes. L’atmosphère des cours est pesante, la discipline écrasante.

Les autorités civiles et religieuses sélectionnent la littérature autorisée en fonction de critères obscurs : elles interdisent ainsi Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, et le satirique Saltykov-Chtchedrine, mais admettent Lomonossov, le père fondateur des lettres et de la science russes, Ostrovski, qui dépeint le milieu obtus et avide des marchands, Griboiedov et le libertin Pouchkine, revu et corrigé. La lecture des journaux, le théâtre et les concerts sont interdits.

Les prières, les offices et cérémonies répétés, la pesanteur des rites, essentiels dans l’Église orthodoxe, et la surveillance constante des moines accablent les jeunes séminaristes. Moines et surveillants fouillent les affaires des élèves, leurs pupitres, leurs coffres, les poches de leurs vêtements, leurs carnets et cahiers, fouinent sous leurs matelas. La découverte d’un journal intime ou d’un livre loué à la « Bibliothèque bon marché » de la ville, interdite par la direction, envoie le coupable au piquet debout à la cantine ou, pis, deux, trois, parfois cinq heures au cachot, humide et froid. « Nous avions l’impression d’être dans des oubliettes », écrit Gogokhia, lui aussi passé de Gori au grand séminaire, « nous dissimulions sous des mines confites nos pensées aux moines qui nous surveillaient[46] ». De la dissimulation à la tentation du défi, la distance est courte. Les séminaristes en rupture de ban étalent la Bible sur leur pupitre pendant les leçons et les services religieux, mais tiennent sur leurs genoux Darwin, le père de l’évolutionnisme, et plus tard les odieux matérialistes Marx et Plekhanov – son vulgarisateur russe.

Il n’en reste pas moins que l’entrée au séminaire de Tiflis projette Joseph Djougachvili d’une bourgade provinciale et de son univers borné dans une capitale cosmopolite où la férule du vice-roi ne peut étouffer le bouillonnement des idées qui se fait sentir jusqu’à l’intérieur même de l’établissement. Près de 40 % des 150 000 habitants de Tiflis sont des Arméniens qui en contrôlent le commerce et l’industrie ; un quart sont des Russes, noyau de l’administration, de la gendarmerie et de l’armée ; les Géorgiens, artisans, petits commerçants ou employés de l’administration civile et militaire, forment un autre quart. Le prolétariat naissant est constitué à la fois de Russes (les cheminots essentiellement) et de paysans géorgiens déracinés. La ville abrite aussi des Juifs et des Allemands, et un sous-prolétariat de Perses et de Tatars.

La discipline obtuse du séminaire avait longtemps fabriqué des prêtres dociles. La majorité des élèves étaient des fils de prêtres, et le séminaire constituait le lieu fermé de reproduction d’une caste, pauvre certes, mais jouissant de privilèges divers, comme l’exemption du service militaire et du fouet infligé aux paysans grognons ou rétifs. Mais l’ébullition révolutionnaire de la jeunesse intellectuelle dans les années 1870 a transformé les séminaires en pépinières de révoltés. « Mal nourris, insuffisamment vêtus, aigris par de précoces souffrances, ne connaissant guère de la religion que de fastidieuses pratiques, écrit Anatole Leroy-Beaulieu, les séminaristes prenaient en aversion et leurs maîtres et leur vocation, et la société et l’Église[47]. » La situation était pire encore en Géorgie ; ailleurs, les jeunes étudiants choisissaient systématiquement l’université. Mais l’autocratie, craignant l’agitation estudiantine, n’avait pas ouvert d’université à Tiflis. La plus proche se trouvait à Kiev ou à Odessa ! Le séminaire, malgré sa pesanteur, restait donc le seul lieu de formation, de développement intellectuel, et donc de contestation.

L’orgueil national des Géorgiens y favorise le développement de l’esprit de subversion. En 1884, le jeune séminariste Sylvestre Djibladzé gifle le recteur russe de l’établissement, coupable d’avoir qualifié le géorgien de langue « bonne pour les chiens ». Exclu, il participe en 1885 à la fondation du premier cercle socialiste à Tiflis, puis, dix ans plus tard, à la constitution de la social-démocratie géorgienne. En juin 1886, un autre étudiant, Joseph Lagiachvili, fils d’un prêtre, poignarde le recteur, toujours aussi méprisant à l’égard des Géorgiens et de leur langue. Pendu, il devient un héros national.

Rien d’étonnant, donc, à ce qu’un rapport de police affirme : « Comparé aux autres séminaires russes, celui de Tiflis paraît se trouver dans les pires conditions. Les élèves manifestent assez souvent une mentalité antireligieuse et se montrent hostiles à ce qui est russe. Il est trop souvent impossible de corriger de tels élèves[48]. » À l’automne de 1893, une grève d’une semaine secoue l’établissement. Les élèves exigent l’amélioration de la nourriture, le droit d’aller au théâtre et d’entrer à l’université après la fin de leurs études au séminaire, l’augmentation du nombre des disciplines non religieuses et un enseignement dispensé en géorgien. La direction ferme l’établissement, en exclut 87 élèves ; la police en chasse 23 de la ville. Parmi eux, un certain Lado Kethskovéli, dont le frère cadet, Vado, sera camarade d’études de Joseph Djougachvili. Cette grève pousse le saint-synode à édicter, le 31 janvier 1894, le texte d’engagement précité que devront signer les élèves en septembre. Mais que peut valoir une signature forcée ? Formé à cette école, Staline ne verra plus tard qu’hypocrisie dans les serments solennels de ses opposants vaincus.

Les élèves pouvaient sortir du séminaire de 15 à 17 heures et déambuler dans les deux quartiers de la capitale : sur la rive gauche de la Koura, la ville administrative, la prison, les casernes, l’hôpital, au sommet d’une paroi à pic contre laquelle s’aligne, en contrebas, la rangée de maisons du quartier d’Avlabar ; sur la rive droite, la ville ancienne où s’entassent, le long des rues sinueuses descendant jusqu’au pied de la montagne, bazars, églises et maisons aux murs bigarrés, surmontés de tours, de terrasses et de dômes, ornés de balcons sculptés et d’escaliers extérieurs. Le Douanier Rousseau géorgien, Niko Pirosmani, ancien employé des chemins de fer de la ville, a peint de motifs naïfs et de couleurs vives les enseignes de nombreux estaminets.

La vieille ville est animée d’un mouvement perpétuel, de l’aube au crépuscule : montagnards en burnous noirs, kintos, le torse moulé dans un maillot rouge sous leur caftan bleu, les jambes ornées de culottes bouffantes, la casquette plate vissée sur le crâne, un foulard aux couleurs vives négligemment noué autour du cou, portefaix ployant sous leur charge, porteurs d’eau courbés sous leurs outres galopent à travers les ruelles et passages où selliers, joailliers, ciseleurs, potiers vocifèrent toute la journée pour faire l’article en poussant, dans toutes les langues du Caucase et en russe, des hurlements rythmés par les coups de maillet des ferblantiers et chaudronniers, le braiment des ânes et les cris des chameaux. Les chaises, tables et barriques de vin des cabarets encombrent les trottoirs et la chaussée, envahis par l’odeur du fromage, des oignons, des herbes, des fruits, du mouton grillé, des ordures et des déchets. Tiflis-la-pittoresque est aussi une ville poussiéreuse et boueuse, formée aux trois quarts d’un entrelacs de ruelles tortueuses, sales et malodorantes. Seul le centre de la capitale est éclairé au gaz. Les faubourgs obscurs sont, dès la nuit tombée, le royaume des mendiants et des kintos.

Le jour, la ville offre une multitude de spectacles rituels : combat de béliers sur lesquels misent des parieurs acharnés et braillards, empoignade de lutteurs qui s’étreignent dans la poussière des places, bénédiction des eaux et purification des péchés dans les eaux glacées de la Koura en mars, le Keenoba (ou carnaval), dont les participants déguisés et masqués traversent la ville en dansant et en exécutant diverses pantomimes sous la conduite de cavaliers symbolisant l’oppresseur national que la foule finit par jeter dans la rivière, ou encore l’office des morts musulmans, le Chakseï-Vakhseï, au cours duquel des hommes, torse nu, se flagellent à coups de chaînes ou se lardent la chair à coups de poignard. À l’exception du Chakseï-Vakhseï, Staline ne dira jamais rien de l’exubérance de Tiflis, pas plus qu’il ne parlera des rares villes étrangères qu’il traversera plus tard. La ville et son architecture le laissent froid. Et dans les années 1930, il fera sans état d’âme dynamiter à Moscou les monuments du passé qui gênent la vue ou la circulation.

Un mois après l’entrée de Sosso au grand séminaire, Alexandre III meurt, le 1er novembre 1894. La générale Bogdanovitch, monarchiste convaincue, note dans son Journal : « Il n’inspirait que la crainte. Sa disparition, accueillie froidement, ne laisse aucune trace. Seuls le regrettent ceux qui veulent conserver leur portefeuille[49] »… et son fils, le tsarévitch. Peu de monde au total. Pour restaurer dans son intégrité le régime autocratique, cet empereur aux idées courtes a mutilé ou annulé les réformes de son père. Sous son règne, l’histoire semble s’être arrêtée.

Après onze ans de réaction bornée, l’attente de son successeur éveille de vagues espoirs de changements. Mais la formation politique du nouvel empereur est nulle, ses centres d’intérêt limités, son intelligence médiocre et sa volonté flottante. Il a peu d’idées en tête, et vit dans la certitude qu’il est tout-puissant par la volonté de Dieu ; tsar, il est en effet le représentant du Seigneur, qui inspire ses décisions. Il maintiendra jusqu’au bout sa confiance à des charlatans, guérisseurs, médiums ou « hommes de Dieu », comme Raspoutine. En 1891, son père l’a envoyé faire un tour du monde ; en Égypte, les danses du ventre l’ont beaucoup plus intéressé que Louxor ; au Japon il passe, avec son escorte, ses nuits dans les lupanars. Il aime la chasse, les parades militaires, les bals, le ballet – et surtout les danseuses. Son père, qui nourrit pour lui un mépris aimable, dit de lui en 1892 : « C’est tout à fait un enfant, il n’a que des jugements puérils[50]. » Deux ans plus tard, cet enfant immature, marié à une duchesse allemande anglicane convertie d’urgence à l’orthodoxie, hystérique et despotique, monte sur le trône à 26 ans. Le 16 janvier 1895, ce jeune tsar ignorant tout des réalités de son pays et du monde met fin aux « rêves insensés sur la participation des représentants des zemstvos au gouvernement du pays » et ajoute : « Je maintiendrai le principe de l’autocratie sans l’infléchir, et aussi fermement que l’avait maintenu mon inoubliable père[51]. » Les libéraux repartent désenchantés.

La catastrophe qui marque les fastueuses cérémonies du couronnement augure mal de son règne : le 6 mai 1896, sur l’esplanade de la Khodynka, creusée pour travaux puis mal rebouchée, une bousculade et la panique font à Moscou officiellement 1 282 morts et plus de 10 000 blessés. Le bal prévu est maintenu malgré tout, à proximité des cadavres et des mourants. L’enquête imputera la catastrophe à l’indolent grand-duc Serge, maître des cérémonies. Mais la famille impériale s’indigne de voir l’un de ses membres mis en cause. Le tsar innocente donc le coupable séance tenante.

Pourtant la Russie bouge et mue. Serge Witte, ministre des Finances depuis août 1892, poursuit une politique de développement industriel fondée sur la surexploitation maximale de la population ouvrière et paysanne, et sur des emprunts massifs à l’étranger, en particulier en France, dont Nicolas II dira plus tard avec élégance : « La France, c’est la caisse. » Il instaure en juin 1894 le monopole de l’État sur la vente des alcools, pilier du budget national, appelé dès lors « budget de l’ivrognerie » ; il lance, de 1893 à 1900, des emprunts obligataires à tout va, l’équivalent de 30 milliards de dollars actuels en chiffres ronds. À la fin du siècle, les deux tiers des actions des secteurs miniers et métallurgiques sont entre les mains de capitaux étrangers, surtout français. Witte tente ainsi de susciter, à l’aide des banques étrangères, un capital national ainsi qu’une bourgeoisie industrielle et commerçante nationale (à laquelle le tsar refuse pourtant tout droit politique), bref de développer en deux ou trois décennies un processus qui a pris deux siècles en Europe occidentale. Le choc ébranlera la Russie.

Cette injection massive de capitaux triple en dix ans l’extraction de charbon et de pétrole ainsi que la production de fer et d’acier. Les paysans, qui, d’après le recensement de 1897, représentent plus de 80 % des 129 millions d’habitants de l’Empire, souffrent de la misère et d’un surendettement qui interdit tout élargissement réel du marché intérieur. L’essor industriel crée un prolétariat urbain dont le développement et la surexploitation soulignent le caractère utopique de l’idée populiste selon laquelle il existerait une voie russe et paysanne vers le socialisme permettant d’éviter le capitalisme industriel. Ils favorisent la diffusion des analyses marxistes, que la censure gouvernementale laisse d’abord s’exprimer, les jugeant abstraites, jusqu’à ce que la police s’en mêle. Ainsi apparaît un marxisme « légal », épuré de la lutte des classes et réduit à une théorie de l’évolution économique fondant l’inéluctabilité du développement capitaliste de la Russie.

En dix ans, le mouvement ouvrier passe de l’éducation théorique et de la propagande à l’action, des cercles de formation à la grève. Balbutiant en Russie, il s’organise à l’échelle internationale. Treize ans après la dissolution de la Première Internationale, 394 délégués, dont 6 Russes, réunis à Paris du 4 au 21 juin 1889, refondent ainsi l’Internationale et proclament le 1er mai journée de manifestation universelle pour les revendications ouvrières. À l’image du parti allemand, nombre d’autres, dont le russe, prennent le nom de « parti social-démocrate ».

À la fin de 1895, Lénine et Martov créent à Saint-Pétersbourg l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière et sont aussitôt arrêtés et exilés. Des unions de lutte, formées dans plusieurs villes, passent vite de l’éducation et de la formation à l’agitation. En 1898, neuf délégués de quatre unions et du Bund (parti ouvrier socialiste juif fondé en 1897 en Pologne), réunis à Minsk, proclament le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Ils sont aussitôt arrêtés par la police.

Pendant ces événements, à l’autre bout de l’Empire, le séminaire façonne puis transforme lentement le caractère de Sosso. Il est taciturne et se retire volontiers dans son coin pour lire. Il veut apprendre, travaille avec acharnement et occupe, pendant trois ans, la tête de la classe. La première année, il a de bonnes notes dans toutes les disciplines et reçoit l’autorisation d’aller en vacances chez sa mère à Gori à la fin de décembre 1894. Le registre disciplinaire fait état néanmoins de quelques menus écarts de conduite ; ainsi le 21 octobre : « Joseph Djougachvili, en parlant fort et en riant, empêche ses camarades de dormir[52]. » Ni chahut ni indiscipline délibérée, Sosso se conduit comme un petit paysan habitué au grand air et aux cris. Il a d’ailleurs 5 sur 5 en conduite.

En mai 1895, il finit huitième de sa section et est admis dans la première division (celle des meilleurs élèves) de la classe suivante. Il sollicite à nouveau l’archimandrite Sérafime. Rappelant sa requête de l’année précédente, il insiste sur l’état de santé de sa mère et sur l’opposition résolue de son père à sa scolarité : « Votre Éminence sait dans quelle situation de pauvreté se trouve ma mère, à la charge de qui je me trouve ; depuis trois ans déjà mon père [qui est donc toujours en vie] n’assume aucun de mes frais pour me punir d’avoir poursuivi mes études contre son désir. La vue de ma mère s’étant dernièrement détériorée, elle ne peut plus effectuer les travaux manuels qui constituaient jusque-là son unique source de revenus et payer les 40 roubles qui restent à ma charge. C’est pourquoi je me jette une seconde fois aux pieds de Votre Éminence et lui demande très humblement de me manifester son soutien en m’accordant une bourse complète[53]. »

Mais il se prosterne en vain. Malgré ses bons résultats et la misère de sa mère, sa requête est rejetée – comme celle des deux tiers des 39 autres demandeurs, sans doute aussi démunis que lui. Cette année scolaire 1895-1896 se passe néanmoins aussi bien que la précédente.

Une véritable frénésie de lecture s’empare alors de lui. Il lit tout le temps, même à table, la nuit à la bougie une fois le couvre-feu sonné. Sa santé déjà assez fragile se détériore alors un peu plus. Il commence à tousser. Il arrive souvent à Iremachvili de lui enlever un livre des mains et d’éteindre sa bougie. L’air confiné des cellules et des dortoirs crasseux affaiblit les séminaristes et favorise la diffusion de la tuberculose. Sa maladie de poitrine, aggravée par ces nuits de veille, se ravive.

Sa passion le porte un instant vers la poésie. En 1895, les numéros 123, 203, 218, 234 et 280 de la revue littéraire Iveria (L’Ibérie) publient cinq poèmes écrits en géorgien. Le premier, paru le 14 juin 1895, est signé I Dj-chvili, les autres Sosselo, diminutif de Sosso. L’année suivante, le journal Kvali publie un autre poème signé Sozeli. Ces poèmes chantent la beauté de la nature et de la patrie, les difficultés et les espoirs du poète, sa vocation de barde, la lune, les fleurs, les oiseaux, les souffrances du peuple et la tragédie du barde bienfaiteur du peuple ingrat. Le Matin, édité en 1912, à Tiflis, dans un manuel de géorgien illustré de dessins représentant une fleur, un pivert et un rossignol, puis réédité en 1948 à 10 100 exemplaires, chante « le vent [qui] sent la violette, les herbes [qui] reluisent de rosée, l’éclat lumineux des roses. […]/ le chant du rossignol qui partage/sa joie avec l’univers entier », pour conclure sur un élan patriotique :

Ô toi, ma Patrie, l’arc-en-ciel

De ta beauté nous emplit de joie :

Et chacun doit par son travail

Combler de joie notre Patrie.

La Lune entrelace plus habilement sentiment de la nature et protestation sociale :

Souviens-toi que l’opprimé, l’esclave toujours piétiné,

Un jour se soulèvera plus haut que la montagne

Sur les ailes de l’espérance.

Cet optimisme se mêle à une vision romantique du poète, prophète et persécuté parce que porteur de la vérité :

La foule a tendu au persécuté une fiole de poison

Et lui a crié : « Bois-la donc, hé maudit !

C’est ton sort, la récompense de tes chansons.

Ta vérité et tes sons célestes nous sont inutiles[54]. »

Ces thèmes romantiques conventionnels ne trahissent aucune révolte intérieure contre le régime du séminaire : Sosso ne manifeste encore aucun signe de rébellion. Le règlement du séminaire interdisait aux élèves de rien publier sous leur signature. I Dj-chvili, Sosselo et Sozeli sont des pseudonymes transparents, mais ces vers sont suffisamment inoffensifs pour que l’archimandrite Sérafime les ignore. Certains historiens en dénient la paternité à Staline. Or, en 1948, Chelepine, secrétaire des komsomols, demandera à Arseni Tarkovski de les traduire en russe pour le soixante-dixième anniversaire du Guide, confirmant par là qu’il en est bien l’auteur. Mais sa carrière poétique s’arrête là. Il n’évoquera jamais ces textes, qui ne seront pas repris dans ses Œuvres complètes. La poésie n’aura été pour lui qu’un dérivatif passager.

Pendant cette deuxième année d’études, il collectionne encore les bonnes notes : 5 sur 5 de moyenne en chant choral en slavon comme en conduite, et 4 sur 5 dans toutes les autres disciplines (Écriture sainte, langues anciennes, chant choral en géorgien, histoire biblique, littérature, histoire profane, mathématiques et géorgien). En mai 1896, il termine cinquième de sa section et passe dans la première division de la troisième année. L’année suivante (1896-1897), le cahier de discipline le mentionne pour des vétilles, bien étrangères à la révolte que la légende anticipe. Le 20 septembre 1896, un surveillant le trouve dans le dortoir après le déjeuner, ce qui est interdit. Joseph avoue être entré par la fenêtre ; il est condamné à rester debout au réfectoire pendant le repas. Trois jours plus tard, il fait partie d’un groupe d’élèves qui, après la messe du matin, osent se tenir en classe casquette vissée sur la tête. Le bon élève commence à rechigner.

En même temps se développe chez lui une curiosité intellectuelle qui l’emmène au-delà de l’univers borné des disciplines telles qu’elles sont enseignées au séminaire. Le 30 novembre 1896, un surveillant lui confisque un formulaire d’abonnement à la Bibliothèque bon marché de la ville. Le livre qu’il y avait emprunté, Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo, vaut à Joseph un séjour prolongé au cachot. Il avait déjà reçu un avertissement peu avant pour la lecture de Quatrevingt-Treize. L’exaltation de la Convention, le portrait épique du révolutionnaire incarné dans la double figure du beau et généreux Gauvain et de son père spirituel, l’inflexible et juste Cimourdain, ce prêtre qui hait la noblesse et le clergé, fascinent de jeunes âmes dégoûtées du conformisme du séminaire et de l’Empire. Mais ces deux héros, qui sacrifient leur vie à un idéal plus moral que politique, seront totalement étrangers au Staline adulte. Iremachvili et lui s’enthousiasment aussi pour les œuvres de Chota Roustavéli et s’enflamment sur le « sort tragique » de la Géorgie. Cet éphémère emballement nationaliste est la première forme que prend son refus de l’ordre existant.

Ces lectures reflètent son état d’esprit au moment où s’amorce sa rupture avec le séminaire. Il est à la recherche d’un mode d’expression littéraire propre à exprimer le sentiment d’insatisfaction, puis de révolte, qui s’affirme en lui. Le séjour prolongé au cachot le rend plus prudent. Ses incartades suivantes sont beaucoup plus anodines : il est sanctionné pour bavardage, puis pour n’avoir, contrairement au règlement, retiré sa casquette qu’une fois entré dans la salle à manger, enfin pour retard à la prière du matin. En mars 1897, il fait pourtant un nouveau séjour prolongé au cachot, agrémenté d’un « avertissement sévère » pour la lecture de la peu subversive Évolution littéraire des diverses nations de Letourneau. Ce vulgarisateur prolifique produisait d’épais volumes d’un rationalisme matérialiste assez anodin sur l’évolution des mœurs, de la propriété, du mariage, de la politique, de la religion et de la littérature. Pour l’Église orthodoxe, comme pour ses consœurs, le seul mot « évolution », rappelant Darwin, sentait le soufre ; le surveillant avait, de plus, trouvé dans les pages du livre – et ce pour la troisième fois – un bulletin d’abonnement à la diabolique Bibliothèque bon marché.

Cette même année, une dizaine de séminaristes contestataires, parmi lesquels on retrouve Joseph, louent une chambre en ville pour cinq roubles – prélevés sur l’argent de poche des élèves aisés. Ils s’y rassemblent de temps à autre pour discuter, à l’occasion de la sortie de l’après-midi. Dans ce modeste club de discussion clandestin, mais nullement révolutionnaire, Joseph prononce la plupart des conférences, qu’il prépare avec sérieux. Il veut être apprécié, admiré et obéi ; il ne peut accepter, selon Iremachvili, qu’un autre étudiant s’impose comme chef et organisateur du groupe. Les étudiants qui contestent ses rapports s’attirent son hostilité, sa colère et ses moqueries ; mais son agressivité témoigne d’abord d’un manque d’aisance. Joseph, travailleur besogneux et terne, ne supporte pas la critique. Ses anciens amis du séminaire se plaindront d’ailleurs de son incapacité à plaisanter : ce curieux Géorgien répond par des coups de poing à la plus innocente des plaisanteries.

Il découvre cette année-là Le Parricide, d’Alexandre Kazbegui, un roman d’aventures historique qui l’enflamme. Le héros, Koba, bandit d’honneur, est l’ami d’un couple de jeunes villageois, Iago et Nounou, épris l’un de l’autre mais dont l’amour est sans cesse contrarié. Ils sont pris dans le tourbillon de la guerre qui, plus de vingt ans durant, dresse l’imam Chamil, chef nationaliste et religieux tchétchène, contre les occupants russes. Un traître fait emprisonner Iago et enlève Nounou ; Koba tue alors l’un des ravisseurs en tentant de la délivrer, puis libère Iago. Pourchassés, les deux hommes s’enfuient dans la montagne, prennent le maquis, font le coup de feu contre les Russes, et tentent de rejoindre les troupes de Chamil qui pénètrent en Géorgie. Kazbegui n’est pas Dumas ; le Caucase, avec ses serfs et ses villages ravagés et brûlés par les troupes russes, n’est pas la France bourgeoise gavée de Louis-Philippe, qui voit l’avenir en rose. Pas de happy end, donc. Iago et Nounou périssent et Koba punira le collaborateur qui avouera ses forfaits. Mais l’amour en sort vaincu, comme le sera Chamil, capturé en 1856.

Koba, l’ami dévoué, incarne le vengeur solitaire qui châtie les traîtres et les perfides serviteurs de l’ennemi. Le sens politique et social de l’aventure est clair : la justice est du côté des pauvres et des rebelles ; l’oppression, la déloyauté, la perfidie du côté des riches, des puissants et des Russes. « Koba était le modèle, l’idéal de Sosso, affirme Iremachvili. Il était devenu son dieu, le sens de sa vie. À dater de ce moment-là, il se dénomma lui-même Koba et n’accepta plus que nous l’appelions autrement. Son visage brillait de fierté chaque fois que nous l’appelions Koba[55]. » Sa passion pour ce personnage témoigne d’un virulent rejet du pouvoir et de l’argent.

Il prendra le nom de Koba comme pseudonyme militant en 1900. Et même lorsque, coopté au Comité central du parti bolchevik, il choisira un pseudonyme russe moins juvénile, à la fin de 1912, il se rattachera encore par un fil au Robin des Bois géorgien en inscrivant quelque temps l’initiale « K » devant Staline. Les autres traits psychologiques qui se manifestent déjà chez le futur révolutionnaire (autoritarisme, brutalité, duplicité, voire cynisme) ne sauraient en tout cas effacer le caractère romanesque de cette identification imaginaire. Joseph Djougachvili s’est un moment projeté dans le personnage du justicier révolté qui défie l’autorité. Sa passion pour Le Parricide souligne enfin son rejet d’une autorité paternelle arbitraire qui avait voulu le ravaler au rang de savetier.

Plus tard, la référence au héros de Kazbegui le gênera. En 1949, l’année de son soixante-dixième anniversaire, un volume d’œuvres choisies de cet auteur paraît à Moscou. Le Parricide n’y figure pas et le préfacier n’en dit mot. Le roman ne sera republié qu’après la mort de Staline, à Tiflis en 1957. La biographie officielle de 1948 n’évoque aucun pseudonyme : il est Staline dès le premier jour. Le chef d’État efface toute trace de l’adolescence rebelle.

Le choix du pseudonyme a évidemment une signification psychologique. Pour l’historien Pokhlebkine, Koba viendrait non pas du bandit caucasien, mais du roi sassanide Kobades Ier, qui régna sur la Perse de 488 à 531. Il fit creuser des canaux et bâtir des villes, s’appuya d’abord, contre l’aristocratie terrienne et le clergé, sur la secte dissidente communiste et égalitariste des mazdakites, favorable au partage des terres et des richesses, puis se retourna contre ces « communistes » et les massacra, comme Staline liquidera les vieux chefs bolcheviks[56]. Joseph aurait appris l’existence de ce Kobades dans les cours d’histoire, puisqu’il fut un envahisseur de la Géorgie. Pourtant, les condisciples de Sosso ne l’ont jamais entendu évoquer ce patronage ni cette invraisemblable aspiration à un destin royal.

Tout dans sa naissance, son enfance, son adolescence devait susciter en lui la révolte, dès lors qu’il n’envisageait plus la prêtrise. Le choix de Koba est donc bien le signe d’un tournant dans son existence. Ce pseudonyme lui est resté jusqu’à la fin des années 1930, dans le cercle étroit des dirigeants bolcheviks. Dans une lettre de 1938, Boukharine, emprisonné, l’appelle encore Koba, dans une vaine tentative pour ressusciter le fantôme du jeune révolutionnaire de jadis.

Sa foi moribonde s’éteint à cette époque. Il déclare à l’un de ses condisciples : « Tu sais, on se moque de nous, Dieu n’existe pas[57]. » Cette phrase annonce le futur Staline : le point de départ de son raisonnement n’est pas la révélation que Dieu n’existe pas, mais la découverte d’une duperie : les séminaristes sont trompés, comme il pensera l’être plus tard par des délégués sournois qui l’applaudissent en le haïssant ou par d’hypocrites compagnons. Il découvre alors Darwin. La lecture de ce pestiféré des Églises est bien le signe qu’il a perdu la foi.

Jusqu’à la fin de l’année scolaire (mai 1897), il se conduit pourtant avec prudence et ne se permet plus que des vétilles (d’ailleurs non sanctionnées) : deux retards à la prière du soir et une absence aux premières vêpres ! Encore considéré comme un bon élève, il est admis en première division de la quatrième classe.

L’année scolaire suivante (1897-98) révèle un changement d’attitude et un effondrement de ses notes en Écriture sainte (2 de moyenne annuelle !). Son comportement se fait de plus en plus provocateur. Le registre note en date du 15 novembre 1897 : « Est sorti de l’église pendant les premières vêpres, n’est pas revenu à l’église. A expliqué plus tard qu’il avait mal aux jambes, raison pour laquelle il n’est pas revenu à l’église. » Le surveillant ne croit pas un instant à cette excuse : « Djougachvili, cette année, n’a pas encore une seule fois signalé au médecin du séminaire qu’il avait mal aux jambes[58]. » Les compositions lui valent des notes aussi mauvaises que l’Écriture sainte : 2, 3, 2, 2, et 3 ! Il est classé 26e sur 37 à la fin de l’année et n’est admis qu’en seconde division de la cinquième classe, l’avant-dernière du cycle des études.

À l’examen terminal d’Écriture sainte en mai 1898, il obtient 3. Moyenne globale du contrôle continu et de l’examen : 2,5. Il doit le repasser. Il s’y refuse. Le 3 juin, dans une supplique désinvolte au recteur du séminaire, il demande à en être dispensé pour raisons de santé : « Étant donné qu’à la suite d’une maladie de poitrine dont je souffre depuis si longtemps, et qui s’est aggravée pendant la période des examens, j’ai besoin d’une prolongation de mon repos et de soins assez pénibles, je vous demande très humblement de me dispenser de la nécessité de repasser l’examen d’Écriture sainte et de me donner ainsi la possibilité de me débarrasser de la maladie indiquée ci-dessus qui épuise si lentement mes forces déjà depuis ma première année d’études[59]. » La dispense de l’examen d’Écriture sainte le guérirait d’une maladie qui le ronge depuis quatre ans. L’archimandrite l’accorde, malgré la grossièreté de l’argument.

Son avant-dernière année est marquée par une rupture lente mais définitive avec le séminaire, dont il supporte de moins en moins la discipline tatillonne. Le 17 septembre, avec cinq autres élèves de cinquième classe, il arrive quelques minutes en retard au cours de liturgie. Sanction : une demi-heure de cachot. Le 28 septembre, un inspecteur remarque à la cantine un groupe de quatre élèves auxquels Djougachvili fait la lecture. Malgré la tentative de Joseph de le dissimuler, l’inspecteur saisit le cahier qui comporte des extraits d’« ouvrages non approuvés par la direction du séminaire » et « des annotations sur les articles lus par lui ». La perquisition dans les affaires des cinq coupables ne fait rien découvrir d’interdit. La direction du séminaire débat pourtant du « cas de Joseph Djougachvili[60] ». Le 9 octobre, il ne se présente pas à la prière du matin. Sanction : une heure de cachot. Le 11, il quitte l’église en compagnie d’un camarade pendant la messe, malgré l’interdiction du prêtre. Sanction : deux heures de cachot.

En cette année-là, un inspecteur rédige un long rapport mensuel sur la conduite des 246 élèves du séminaire. Pour le mois de septembre, sur 235 élèves notés, 202, soit près de 90 %, ont la note maximale : 5. 4 obtiennent 3, et 2 la note 2. Pour octobre, sur 238 élèves notés, 189 obtiennent 5, 8 ont 3 et un seul a 2. Djougachvili appartient au mince groupe des mauvaises têtes qui ont régulièrement 3. En septembre, son 3 est justifié par « la lecture de livres non autorisés et sa protestation contre les perquisitions effectuées chez quelques élèves[61] ». À la mi-octobre, son « état maladif » lui vaut un petit congé chez sa mère à Gori. Il en revient avec trois jours de retard. Punition : cinq heures de cachot.

Loin de le calmer, les sanctions l’énervent. Deux jours plus tard, il arrive en retard à la prière du soir où est chanté l’acathiste (cantique en l’honneur du Christ et de la Sainte Vierge) ; il omet de saluer un professeur qu’il croise dans la rue, rit à l’église pendant les prières du soir. Il écope d’un blâme sévère en ces deux occasions. Le 10 novembre 1898, il reçoit un 3 en conduite pour lecture de livres interdits et « très mauvaise tenue à l’église[62] ». En décembre, il reçoit de nouveau un 3 en conduite pour « comportement grossier » à l’égard de l’inspection du séminaire. Au cours d’une perquisition dans son casier, le surveillant découvre un cahier dans lequel il a recopié des vers de Dobrolioubov, un fils de prêtre mort à 25 ans, l’année de l’abolition du servage en Russie, véritable maître à penser des jeunes révolutionnaires populistes, rendu célèbre par ses articles et ses vers critiques. Koba râle. La sanction tombe aussitôt : au cachot[63] !

Quand passe-t-il du dégoût du séminaire et de son club de discussion estudiantin à l’activité politique ? En 1931, répondant à Emil Ludwig, il a avancé de quatre ans son engagement militant. « J’ai adhéré au mouvement révolutionnaire dès l’âge de 15 ans, quand je suis entré en rapport avec les groupes clandestins de marxistes russes qui vivaient alors en Transcaucasie[64]. » De nombreux révolutionnaires russes ont, en effet, commencé à militer dès l’âge de 15 ans. Mais rien ne confirme chez Sosso une adhésion politique aussi précoce, que dément par ailleurs son excellence scolaire d’alors. Il ne franchit véritablement le pas qu’au début de 1898 où, le soir, il fait le mur avec Joseph Iremachvili pour se rendre dans la maison d’un cheminot socialiste située dans un faubourg de la ville. Ils y rencontrent d’autres cheminots et des militants sociaux-démocrates rassemblés par Lado Ketskhoveli, l’organisateur de la grève du séminaire de 1893, revenu à Tiflis en 1897, et que son frère cadet Vado a présenté aux séminaristes frondeurs. Les deux Joseph écoutent avidement. En tant qu’étudiant, il est bientôt invité à prononcer des conférences : les groupes sociaux-démocrates sont en effet, à l’époque, autant des cercles d’étude que des organes de lutte.

Le 8 juin 1926, au cours d’un meeting organisé à l’atelier des chemins de fer de Tiflis en présence de cheminots qui l’avaient jadis connu, il se rappellera cette « année 1898, quand on m’a confié pour la première fois un cercle de cheminots des ateliers. […] J’ai reçu mes premières leçons de travail pratique. […] En tant que militant, j’étais alors indubitablement un débutant. C’est là, dans le cercle de ces camarades, que j’ai reçu mon premier baptême de combattant révolutionnaire, […] que je devins un apprenti révolutionnaire[65]. » Étant ainsi devenu un « apprenti révolutionnaire » (et non un dirigeant), il délaisse ses études et ses notes s’effondrent. Est-il pour autant déjà « membre du parti social-démocrate », proclamé à Minsk en mars 1898, mais encore en gestation ? C’est peu probable. Le premier écrit, à la paternité d’ailleurs très douteuse, qui lui est attribué dans ses Œuvres complètes, remonte à septembre 1901. Le préfacier tente de combler ce vide en affirmant l’existence d’un « Programme des études dans les cercles marxistes ouvriers » écrit par Staline en 1898 et malheureusement perdu[66]. Mais de toute évidence, un débutant ne pouvait être l’auteur d’un manuel destiné aux jeunes conférenciers.

Il n’adhère qu’en août 1898, à 19 ans et demi, au groupe d’intellectuels marxistes, dit Messamé Dassy ou Troisième Groupe, constitué six ans plus tôt, le 25 décembre 1892, par treize jeunes intellectuels qui, en créant leur propre cercle, cherchaient à se distinguer du premier groupe d’intellectuels nationalistes, fondé au début des années 1860, puis du second groupe d’intellectuels libéraux, formé vingt ans plus tard. Leur marxisme purement littéraire, sans lien avec le mouvement ouvrier balbutiant, leur permet de se voir confier, en 1896, la direction de l’hebdomadaire libéral Kvali (Le Sillon). Les premiers cercles ouvriers se forment en dehors de Messamé Dassy. Mais le groupe confronté aux problèmes de l’actualité, et donc de l’action, se divise bientôt en deux camps : d’un côté, les légalistes privilégient l’analyse économique objective, de l’autre les partisans de l’agitation politique se tournent vers les ouvriers. Joseph se rallie à ces derniers.

Le futur président de la Géorgie indépendante menchevique (1918-1921) Noe Jordania, rédacteur en chef de Kvali et codirigeant de la jeune organisation social-démocrate de Tiflis, le reçoit un jour. Koba lui déclare son désir de quitter le séminaire pour consacrer son temps aux ouvriers. Koba tombe à pic : l’organisation a besoin de propagandistes, mais Jordania ne décèle chez lui que des connaissances très superficielles, essentiellement puisées dans les articles du Kvali et chez le théoricien social-démocrate allemand Karl Kautsky, en histoire, sociologie, économie politique. Or les ouvriers, avides de savoir, n’écoutent pas les propagandistes ignorants. Il lui conseille donc de rester un an de plus au séminaire pour compléter son instruction. Mais comment Koba pourrait-il y approfondir les disciplines en question puisqu’elles n’y sont que peu ou pas enseignées du tout ? Les conseils de Jordania l’irritent et il ne manque pas de dire à ses camarades tout le mal qu’il pense de cette idole de la jeunesse estudiantine.

Le 16 décembre 1898, lors d’une perquisition dans sa chambrée, il proteste contre les fouilles auxquelles les élèves du séminaire sont régulièrement soumis et prétend que les autres séminaires de l’Empire ignorent ce genre de pratiques. « En règle générale, ajoute le rapport du surveillant, l’élève Djougachvili se montre grossier et irrévérencieux envers les autorités, et il refuse systématiquement de saluer l’un des professeurs[67]. » Sanction : blâme sévère et cinq heures de cachot.

Loin de se calmer, Sosso multiplie les insolences : début avril, il quitte l’église pendant les premières vêpres, malgré l’interdiction du prêtre. Le lendemain, installé à la place d’un autre, il bavarde avec ses voisins, répond insolemment lorsqu’on lui intime l’ordre de regagner sa place – où il se rend en traînant les pieds. Le 6 avril, il arrive vingt-cinq minutes en retard aux vêpres. Le 7 avril 1899, il croise le professeur méprisé sans le saluer[68]. Ce dernier l’interpelle, il répond en ricanant : « Je ne vous avais pas remarqué. » Puis un inspecteur lui arrache des mains un livre interdit : Joseph le lui reprend. Au moine surpris qui s’exclame : « Vous ne voyez donc pas qui vous avez devant vous ? », il rétorque : « Je ne vois qu’une tache noire, c’est tout[69]. » Insolence, impertinence, ricanement, grossièreté, son attitude est avant tout encore celle d’une mauvaise tête, pas encore d’un révolté. Tel est son mode de protestation et de refus : il ne rompt pas, il raille, ricane, provoque, puis esquive. Quitter le séminaire reviendrait à sauter dans l’inconnu. Prudent, il s’y refuse encore.

Mais il supporte de moins en moins les perquisitions, les prières et les messes. Il se forge alors l’opinion qu’il exprimera en 1931 à Emil Ludwig : « Ce séminaire était un nid d’espionnage et de chicaneries. À 9 heures du matin on nous réunissait pour le thé, et quand nous retournions à nos dortoirs, nous constations que les tiroirs et tous nos effets avaient été visités. Et de même qu’ils fouillaient quotidiennement dans nos papiers, ils fouillaient aussi tous les jours dans nos âmes. Je ne pouvais pas le supporter. Tout m’y faisait enrager[70]. »

À la mi-janvier 1899, le recteur accorde un congé d’un mois en ville à cette brebis galeuse et contagieuse. Koba n’assiste donc pas à la conférence du prêtre Antipov consacrée à la profonde religiosité du voltairien Pouchkine. Puis le couperet s’abat : le 29 mai 1899, le registre du séminaire note en page 7 : « Exclure du séminaire Joseph Djougachvili. Motif : ne s’est pas présenté aux examens pour des raisons inconnues[71]. » Il n’a pas rompu, il a abandonné le terrain sans mot dire ; le séminaire le raie de ses registres et transforme son abandon en exclusion. Dès cet âge se dessine l’un de ses traits caractéristiques : il ne claque jamais la porte, évite phrases vengeresses et proclamations sonores, il provoque l’adversaire sournoisement, l’agace, l’irrite, puis, au moment ultime, au lieu de l’affronter, se dérobe et contourne l’obstacle. Ce sens de l’esquive annonce son goût de l’action en coulisses.

Le 29 octobre 1899, la direction du séminaire adresse à sa mère une facture de 200 roubles pour les cinq années d’études écoulées. Kéké ne peut régler cette somme énorme qui correspond à vingt mois de ses gains. Joseph non plus. La facture reste donc impayée. La direction adresse pourtant à son élève rayé des registres une attestation de ses cinq années d’études, insuffisante, il est vrai, pour accéder à la prêtrise, qui exige un cycle complet de six ans.

Lorsque s’instaurera le culte de Staline, ce banal renvoi administratif se transformera, par une mutation épique, en expulsion pour propagande marxiste et organisation de cercles révolutionnaires. Sa biographie officielle de 1948 affirme laconiquement : « Le 29 mai 1899, il fut exclu du séminaire pour propagande du marxisme[72]. » Les historiens en débattront longuement et longtemps. Dans sa confidence à Joukov en 1945, Staline fit lui-même, mais en privé, litière de cette légende en déclarant que son mauvais caractère le dressa contre l’administration qui le mit à la porte. Kéké, vexée par cette exclusion infamante, et blessée de voir son rêve brisé, jurera qu’elle l’a elle-même retiré du séminaire pour raisons de santé. Ce pieux mensonge cache mal sa déception.

Boulgakov, dans Batoum, donne à l’épisode une coloration épique. Le rideau se lève sur la harangue du recteur maudissant Joseph Djougachvili pour avoir diffusé au séminaire l’enseignement des « débaucheurs et faux prophètes populaires qui s’efforcent de miner la puissance de l’État en répandant partout les théories empoisonnées et pseudo-scientifiques de la social-démocratie ». Puis il proclame son exclusion « pour appartenance à des cercles antigouvernementaux[73] ». Ce portrait de Koba en victime révolutionnaire de l’obscurantisme clérical est imaginaire. Dans la légende il a bravé l’institution, dans la réalité il s’est esquivé. Staline ne cédera jamais au plaisir du beau geste et de la théâtralité gratuite.

L’héroïque image d’Épinal de l’exclusion tourne parfois à la caricature. Selon un futur voisin de cellule, Koba aurait dénoncé à la direction tous les séminaristes membres du cercle social-démocrate clandestin pour leur couper le chemin de la prêtrise et les engager définitivement sur la voie de la révolution. Mais les mois suivants, ses camarades aident de leurs faibles deniers un Koba errant sans ressources à Tiflis ; ils ne se seraient pas sacrifiés pour un provocateur.

En 1931, dans son interview à Emil Ludwig, Staline fera de ces années le moment-clé de sa transformation ou de sa formation politique : « Je suis devenu socialiste au séminaire parce que le genre de discipline qui y régnait me mettait hors de moi[74]. » Le rejet des méthodes inquisitoriales du clergé, joint à ses lectures subversives, n’a pas suffi à le rendre socialiste, mais ses lectures ont nourri sa révolte individuelle et l’ont transformée en protestation sociale. Selon Iremachvili, Koba quitta le séminaire plein d’une « hostilité rentrée, mais forcenée, contre l’école, contre la bourgeoisie, contre tout ce qui existait dans le pays et incarnait le tsarisme, contre toute autorité[75] ». Pas un mot du sentiment d’oppression nationale. La haine de Koba est avant tout sociale. Ses premiers écrits n’évoquent d’ailleurs jamais la question nationale géorgienne. Dans Marxisme et question nationale, écrit en 1913, Staline affirmera ainsi avec dédain que la Géorgie, « réunion éphémère et accidentelle de principautés […], n’apparut en tant que nation que dans la seconde moitié du XIXe siècle[76] ». Et il niera l’existence d’un sentiment national géorgien antirusse en raison de l’absence de « grands propriétaires fonciers russes ou de grande bourgeoisie russe susceptibles d’alimenter un nationalisme de ce genre dans les masses[77] ».

Il n’a donc jamais ressenti comme une aliénation la nécessité d’effectuer ses études en russe et de renoncer à l’usage de sa langue natale, même si ses poèmes romantiques de 1895 sont composés en géorgien, on l’a dit. Tous ses écrits, de 1901 au 1er janvier 1905, et tous ses articles de 1905 à 1907 sont d’ailleurs rédigés dans cette langue. Son premier texte en russe est un tract du 13 février 1905. Ainsi, jusqu’à l’âge de 29 ans, Koba écrit et pense en géorgien, la langue de son héros éponyme. Mais sa fibre géorgienne ne le conduira jamais sur le chemin de la revendication nationale. Sa fille le souligne à sa façon : « Mon père ne se souvint de la Géorgie que lorsqu’il commença à vieillir[78]. »

Il ne perçoit pas l’administration tsariste comme l’appareil d’une puissance étrangère et coloniale ; il voit l’exploiteur dans la bourgeoisie arménienne commerçante mais pas l’oppresseur dans la bureaucratie tsariste russe. Il se sent plus russe que géorgien. Il manie pourtant la langue de Pouchkine avec raideur et monotonie. S’il l’écrit correctement, sa maîtrise littéraire des multiples ressources du russe, qu’il parle lentement et sur un ton monocorde, est restreinte.

Selon Trotsky, Staline ne s’assimila jamais l’esprit de cette langue apprise sur le tard, sous la contrainte, dans l’atmosphère étouffante du séminaire et à travers les formules de la scolastique cléricale, la parole n’étant pas pour lui l’expression naturelle de la pensée et des sentiments personnels, mais « l’expression artificielle, extérieure d’une mystique, d’abord étrangère puis exécrée. […] la langue russe resta toujours pour lui une langue à demi étrangère, approximative, et, ce qui est beaucoup plus grave pour la conscience, conventionnelle et forcée[79] ». C’est oublier que pour Koba, le russe est aussi la langue des livres interdits qui nourrissent sa révolte, des romans de Victor Hugo et des premiers textes marxistes, des premiers écrits de Lénine et des cercles sociaux-démocrates dont les militants russes ignorent le géorgien, la langue qui le propulse hors du cercle provincial étroit où l’aurait enfermé sa condition d’origine, bref celle de son affirmation comme révolutionnaire. En 1950, dans Le Marxisme et les problèmes de linguistique, il n’évoquera jamais le géorgien.

Le séminaire a été pour lui l’occasion d’acquérir des connaissances en histoire, en littérature, en grec ancien notamment, dont il gardera le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Il a surtout marqué à jamais sa vision des hommes et le vocabulaire qui s’y attache. Il assimile ainsi, systématiquement, les erreurs et les fautes à des péchés. En 1927, il conseille à Khrouchtchev, coupable d’avoir voté pour Trotsky en 1923, de renier publiquement ses « péchés passés[80] ». Dix ans plus tard, en juin 1937, un apparatchik jure par écrit de n’avoir « péché ni en pensée ni en acte ni contre le Comité central, ni contre le camarade Staline[81] ». La formule religieuse va de soi pour lui.

Le séminaire a laissé sur Staline une empreinte indélébile que sa révolte n’effacera pas. Les séminaires russes, souligne Anatole Leroy-Beaulieu, ont un caractère de caste. Or, d’emblée, il voit dans le Parti, qu’il définira plus tard comme « un ordre de porte-glaive », une caste fermée, réservée à une élite. N’y entre pas qui veut. Il faut en être digne et y être initié.

Staline a donc, des années durant, baigné dans un microcosme humain où tout le monde ment et dissimule ; les moines professent des vertus qu’ils n’exercent pas ; les élèves feignent d’accepter une institution qu’ils exècrent. L’hypocrisie règne en maître : les paroles n’expriment pas la pensée réelle de l’individu, elles la dissimulent. Une arrière-pensée secrète se cache derrière son expression apparente. Il a observé cette dichotomie généralisée entre les paroles et les pensées, et a lui-même, pour rester au séminaire, feint d’exprimer une foi perdue, d’accepter des règles honnies et de se prêter à un cérémonial vide de sens. Il a appris à avoir deux visages, celui, trompeur, qu’il montre aux autorités, et sa face réelle, qu’il ne découvre qu’à ses camarades. Sa fille insiste sur l’influence énorme que cette école de l’Église a exercée sur lui : « De son expérience du séminaire, il a tiré la conclusion que les gens sont intolérants, grossiers, trompent leur "troupeau" pour le tenir en mains, intriguent, mentent et, en fin de compte, ont énormément de faiblesses et très peu de vertus[82]. » Parvenu au faîte du pouvoir, encensé, acclamé, applaudi, il s’acharnera à débusquer le sentiment réel caché sous le masque. Le vocabulaire stalinien s’articulera alors autour de deux mots-clés : « démasquer » et « l’individu à double face », la face visible, truquée, et la face hideuse, dissimulée.

Le séminaire lui a appris la vertu du silence. Laisser les autres s’exprimer et se taire pour ne pas se trahir. Mieux vaut écouter que parler. Il interviendra fort peu dans les congrès, sauf lorsqu’il sera devenu le chef omnipotent du Parti et de l’État, mais à cette époque il n’en réunira plus guère. Il ne sera jamais un homme de débat et de discussion. L’enseignement dogmatique du séminaire, fondé sur la vérité révélée et l’acceptation obligatoire de la parole sacrée, ne l’y a pas formé.

Le séminaire lui a aussi appris la discipline et la maîtrise de soi, le contrôle strict de ses sentiments et de ses réactions. Il se défie de sa spontanéité comme de celle des masses. Toute manifestation extérieure est, chez lui, calculée. Le séminaire lui a enseigné un vocabulaire, une forme d’exposition et un style. Ignorant le mouvement de la démonstration, l’exposé revêt chez lui la forme du catéchisme, par le jeu des questions et des réponses déjà contenues dans la question même, par la répétition, la litanie de la même idée orchestrée avec des variations infimes, où l’accumulation fait office d’argumentation. Un de ses (rares) écrits de 1904, perdu, s’intitulait de façon significative « Le credo ».

Staline n’a ni facilité d’écriture ni éloquence. Ce double handicap développe chez lui méfiance et aversion à l’égard des intellectuels et des orateurs. Aux théoriciens et aux beaux parleurs, il oppose très tôt le praticien qu’il se glorifie d’être. L’intellectuel est pour lui un illusionniste et un brasseur de vent.

Enfin, le cérémonial religieux accepté, subi, puis rejeté a laissé sur lui une empreinte profonde. L’Église orthodoxe accorde une importance extrême au cérémonial et au rite. Staline en perpétuera la tradition. Il prononcera sur le cercueil de Lénine un long serment religieux, et dès qu’il en sera le maître organisateur, il transformera les congrès en cérémonies et les manifestations en parades.

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